Et si vous me suiviez dans l’aventure incroyable des instruments de l’écriture ?
La pratique de la calligraphie m’a permis de saisir à quel point la forme de nos lettres était corrélée à l’usage d’outils spécifiques. J’entends par là que chaque dessin de lettre est la trace produite par l’outil & le geste. C’est grâce à l’ouverture de la plume pointue que l’on obtient les pleins de l’anglaise (pour ne pas vous noyer dans le vocabulaire de la calligraphie, n’hésitez pas à jeter un oeil au glossaire !). Les pictogrammes chinois sont l’exemple d’une écriture induite par des tracés au pinceau. Il me semble ainsi intéressant, en parallèle de la pratique calligraphique, de se plonger dans l’évolution des outils de l’écriture. C’est dans cette évolution des matériaux qui constituent tant les outils que les supports que l’on peut dévoiler (en partie) les origines formelles de nos lettres.
Des instruments qui prélèvent
Si l’on se concentre sur l’écriture cunéiforme (du latin cuneus : coin, cale, cheville), apparue à la fin du quatrième millénaire & qui servait à transcrire le sumérien, on constate que ses formes de « clou », de « coins » , sont littéralement induits par l’usage d’un outil particulier : un poinçon fait de roseau. Cet outil appliqué sur tablette d’argile humide laissait ainsi des traces spécifiques qui ont peu à peu constitué un peu plus de 600 signes afin de transcrire l’akkadien (2330 ans avant Jésus-Christ) puis le babylonien (1760 avant Jésus-Christ). Dans le cas du cunéiforme, nous nous trouvons face à ce que Bernard Robert a nommé « les instruments durs qui laissent une trace par déformation ou prélèvement d’une partie du support plus tendre » (Les Instruments de l’Ecriture, chapitre 2).
Sur le même procédé de prélèvement de matière, on peut songer à l’écriture Rustica, qui est souvent qualifiée d’écriture « monumentale » en raison de son usage lapidaire, sur les monuments, on réalise à quel point le geste allié à l’outil & au support déterminent le dessin que prend l’écriture. Dans ce cas, c’est le ciseau qui vient tracer l’écriture dans le rocher ou dans la stèle.
Des instruments qui transfèrent
Bernard Robert définie également une autre catégorie d’instruments : ceux « qui assurent le transfert d’une matière traçante sur un support » (Les Instruments de l’Ecriture, chapitres 4 & 6). On trouve dans cette catégorie le calame & le papyrus, et je ne saurais résister à vous transmettre une petite histoire directement tirée du chapitre 4 de l’auteur : « Les érudits arabes obéirent longtemps aux préceptes du prophète qui recommande d’éviter l’emploi d’instruments d’écriture provenant d’une origine animale. Pour la plume d’oie, le récit d’une légende venait justifier une telle proscription. »
Qu’il s’agisse de plume d’oie ou de roseau, les maîtres calligraphes choisissaient scrupuleusement leurs calames : il les fallait droits, solides, de grosseurs moyennes. La découpe de la fente devait être précautionneuse : « au milieu afin d’exécuter une coupe latérale et uniforme des deux côtés ». (Ibn-el-Bawab, poète & calligraphe arabe, cité in. Les Instruments de l’Ecriture). Le papyrus est un végétal fibreux qui partage le territoire avec le roseau du Nil. En coupant ses tiges en bandes et en les assemblant, on confectionnait ce que l’on appelle « papyrus » en tant que support d’écriture. Le scribe de l’époque antique disposait d’un matériel dont les nombreuses statuettes représentant cette activité nous ont transmis les détails : une palette de bois de forme rectangulaire allongée dotée d’un couvercle coulissant afin de ranger les calames & deux creux pour y déposer l’encre rouge & noire. Une planchette servait de support pour poser le papyrus, des godets servaient de réserve d’encre. Le calame quant à lui était issu du roseau, taillé méticuleusement puis rangé avec soin dans la palette.
La plume d’oie est connue pour être en »couple » si j’ose dire, avec le parchemin. Concernant la plume, on retient souvent l’oie, mais les spécialistes qui apprêtaient ces plumes ne se limitaient pas à cette seule espèce d’oiseau (à la vitesse où s’use une plume, on aurait tôt fait de décimer la pauvre bête !). Canards, corbeaux, cygnes, oies, dans tous les cas, il faut trier dans un premier temps les plumes de l’aile gauche & celles de l’aile droite de l’animal. Ensuite, il fallait tremper la partie imberbe de la plume dans de l’eau afin de rendre flexible la partie de la plume que l’on nomme le « tuyau« . Cette opération durait à peu près une semaine, en renouvelant l’eau régulièrement. L’étape suivante consistait en un passage au sable chaud afin d’enlever la graisse interne au tuyau : il fallait alors remplir une terrine de sable au deux-tiers et la passer au fourneau. Cette opération était elle aussi renouvelée afin d’obtenir la dureté nécessaire à l’usage d’écriture de la plume. Un grand nombre d’inventeurs ont su déployer monstres d’imagination pour créer des outils aidant à l’entretien des plumes : « rafraîchissoir à grille, à lame, taille plume à mécanisme ou simple canivet. » (Bernard Robert, p. 60). Il faut imaginer le temps que les instituteurs devaient passer pour tailler les plumes des élèves… Lorsque l’on travaille au bureau, un pique-plume permet de conserver sa plume à disposition. C’est pour les besoins des voyageurs que fut inventé l’écritoire, nécessaire ambulant permettant de protéger les plumes mais aussi de transporter de manière astucieuse & efficace tout le nécessaire d’écriture complétant la plume : « encrier, poudre à sécher l’encre, crayon, canivet, rafraîchissoir, sceau. » (p. 63). Le parchemin quant à lui est un des supports les plus pérennes dans le temps. Il s’agit d’une peau de bête (chèvre, agneau, veau) travaillé pendant de nombreuses semaines afin d’en enlever toutes les impuretés et de la rendre suffisamment souple & solide à la fois pour permettre l’écriture. Cet usage du parchemin a permis une pratique bien connue des médiéviste, le palimpseste : pour réutiliser un parchemin déjà recouvert d’écriture, on en grattait la surface afin d’en effacer les traces & de recouvrer une surface quasiment vierge.
Voilà pour une première étape au pays des instruments de l’écriture. Il faut noter que durant les périodes évoquées, en raison des difficultés à entretenir les outils, l’écriture reste une pratique confidentielle. En effet, seules les personnes associées au monde juridique, religieux & commercial usent de l’écriture. Dans le prochain article, nous verrons comment l’avancée « technologique » des outils de l’écriture a contribué à sa démocratisation.
Cet article a été rédigé en puisant dans différents ouvrages dont voici les références bibliographiques :
- Lettres Latines, Laurent Pflughaupt, Editions Alternatives, Collection Ecritures, 2003
- Les Instruments de l’Ecriture, Bernard Robert, Editions Alternatives, Collection Ecritures, 2008