C’est en lisant Nouveau Traité d’Ecriture enrichi de plusieurs pièces gravées d’après le Chef-d’Oeuvre de M. Rossignol, où l’on trouve fes Démonftrations, felon les Pincipes de M. Alais ; et dans lequel on combat les nouveaux Principes fur l’Art d’écrire, publié par Glachant en 1742 que je remarquais une forte querelle de calligraphes ! Le ton employé est tout à fait vindicatif & on sent très bien deux écoles de pensée en plein affrontement… Mais qui est donc ce M. R… dont Glachant ne cesse de pointer les errances ?!
Au commencement était
M. Alais
Pour comprendre cette querelle, il nous faut remonter à la publication du maître écrivain dont Glachant suit les principes : L’Art d’Ecrire, ou le moyen d’exceller en cet Art fans maiftre, par Alais, datant de 1680. Composé de 10 pages typographiées & de 23 planches gravées (hors page de titre), cet ouvrage est un manuel très complet offrant une méthode afin d’exceller dans l’art de l’écriture, à savoir l’écriture Ronde (nommée ici Françoise) & la Bâtarde.
Alais pose le vocabulaire de l’Art d’écrire, & certains principes fondamentaux : deux mouvements (des doigts, & le « grand mouvement » du bras) ; trois situations de la plume (plume à face, oblique & de travers), deux effets de la plume (le plein & le délié), deux formes radicales (l’O & l’I), etc.
Mais vint le sujet de toutes les discordes !
Les origines de la querelle des calligraphes
Mais voilà qu’en 1731, un certain Honoré Sébastien Royllet publie Les nouveaux principes de l’art d’écrire, ou La vraye méthode d’y exceller divisée en deux parties . La premiere par demandes & par réponses. Et la seconde en six tables. Dédiée à monseigneur le premier president du parlement. Par le sieur Royllet, expert ecrivain juré, demeurant à Paris rue de la Verrerie. Cet ouvrage est très intéressant par sa forme : c’est par un dialogue de questions & de réponses que l’auteur nous livre sa conception pédagogique de l’Art d’écrire.
Royllet expose ainsi ses leçons dans ce dialogue qui ne compte pas moins 35 pages (avec la partie « Au Lecteur »). Certaines pages comportent des lettres tracées dans les marges, permettant d’illustrer au fil du texte les lettres abordées dans la leçon. Ce manuel a en cela un aspect très moderne, nous ne sommes pas loin de nos propres manuels scolaires !
Nous trouvons ensuite des planches illustrant les propos de l’auteur, mettant les écritures en situation dans la page. Enfin, nous trouvons une seconde partie, qui est accompagnée de TABLES d’une grande complexité apparente.
La grande analyse qui est faîte de l’écriture, de ses formes, des effets de la plume, etc. ne sera pas sans déplaire à Glachant… Ce qui nous mène à l’ouvrage qui m’a enjointe à mener cette délicieuse enquête sur cette querelle des calligraphes !
Glachant, ou l’Art de la fimplicité !
Comme je l’évoquais en introduction de cet article, c’est à la lecture du Nouveau Traité d’Ecriture enrichi de plusieurs pièces gravées d’après le Chef-d’Oeuvre de M. Rossignol, où l’on trouve fes Démonftrations, felon les Pincipes de M. Alais ; et dans lequel on combat les nouveaux Principes fur l’Art d’écrire, publié par Glachant en 1742 que me venait l’idée de cette enquête. En effet, l’auteur ne cesse de pointer du doigt les mauvais conseils donnés dans l’ouvrage d’un certain M. R… Mais qui est donc ce Monsieur R ? !
Il me suffisait de relire l’introduction pour en avoir la certitude après quelques recherches sur Gallica… Ceci dit, à la première lecture de l’introduction, ne sachant encore où l’auteur allait en venir, je ne sentais pas le besoin de porter attention plus que cela à cette mention :
« M. R… en copiant le titre du Livre de M. Alais, n’en a pas fuivi les principes ; il paroît même s’en écrater , en rapportant les chofes à une fource fi éloignée, qu’il faut être Géométre & Anatomifte pour entendre fon Livre. »
Glachant, Nouveau Traité d’Ecriture enrichi de plusieurs pièces gravées d’après le Chef-d’Oeuvre de M. Rossignol… , « Au Lecteur » (Source : Gallica)
A l’attaque !
Allez, vous me suivez ? Entrons ensemble dans la querelle des calligraphes !
D’emblée, sur la posture du corps à adopter, Glachant attaque M. R… : « Mais prétendre, à l’exemple de M. R… qu’il eft néceffaire de tenir la jambe gauche fur la droite pour le caractère Italien & pour la Coulée, & de les ranger l’une contre l’autre feulement pour le caractère François ou Ecriture Ronde ; c’est réduire l’art d’écrire à une contrainte capable de captiver l’efprit de l’Ecrivain, & de lui ôter cette aifance si néceffaire à l’Ecriture.
J’aime beaucoup mieux, à l’exemple de Mrs Alais & Roffignol, laiffer à l’Ecolierla liberté de placer les jambes de la maniére qu’il trouvera la plus commode, pourvu qu’elle n’ait rien de contraire à la belle Ecriture. »
On sent ici combien Glachant reproche à Royllet, d’une part la complexité dont il charge la pratique de l’écriture (dans un traité destiné aux « commençants », cela lui paraît contre-productif, si je puis dire) & d’autre part l’entorse qu’il fait aux règles dictées par un maître dont il emprunte le titre de son ouvrage.
J’ai relevé plus loin cette explication qu’il donne pour exprimer son sentiment à l’égard de la complexité apparente des théories de Royllet :
Qui ne riroit des leçons d’un Maître, qui pour apprendre à lire à un Eléve, lui diroit que le P fe prononce en joingnant les lévres d’une contre l’autre, l’f, en appuyant la lévre deffous contre les dents fupérieures, l’o, en arrondiffant les lévres, &c. C’eft précifément la leçon d’un Philofophe fait au Bourgeois Gentilhomme & qui caufe tant de rifées dans le Parterre de la Comédie.
Et de poursuivre :
Tout au long de l’ouvrage, Glachant renvoie dans les notes marginales aux parties du livre de Royllet (toujours en le nommant M. R…, ce qui pourrait porter à confusion avec Rossignol qui signe souvent ses planche avec cette seule lettre, mais le texte nous permet très bien de saisir combien l’amour qu’il porte aux deux personnages diffère grandement !).
Tous les coups sont permis
Voici un petit passage cinglant & gorgé d’ironie juste pour le plaisir ! Sur les « fituations de la plume », on peut lire « Personne n’ignore que la plume peut recevoir divers degrés d’obliquité ; & je m’étonne que M. R… n’en ait imaginé que feize, & qu’il n’ait pas marqué trente-deux mutations, comme les Pilotes marquent trente-deux Vents […] il aurait même pu aller bien plus loin ; car en regardant le bec de la plume comme le centre d’un cercle divifé en 360 degrés, il pouvoit, en tirant des lignes du centre à la circonférence, imaginer 360 mutations ; f’il ne l’a pas fait, ce n’eft pas faute d’érudition, mais c’eft qu’il craint de nous effrayer par cette multiplicité de mutations. ».
Glachant joue le jeu de la « fpéculation » ici, et tente de convaincre son auditoire de l’ineptie à pousser aussi loin l’analyse sur l’enseignement pratique de l’écriture : hormis noyer le « commençant », ceci n’apporte guère d’eau au moulin pour parfaire son écriture.
Le coeur de cette querelle des calligraphes, selon moi, réside dans la forme des lettres dites « radicales ». Glachant fait le choix de ne détailler par ailleurs que deux lettres et non d’énoncer les principes pour chacune des lettres de l’Alphabet « […] nous tomberions dans le défaut des répétitions & dans un détail superflux. Nous nous en tiendrons donc à la démonftration de l’I & de l’O ». Rappelons que cette démonstration de chacune des lettres de l’alphabet était précisément le choix de Royllet pour son Nouveau Principe.
A bas l’Octogone !
Glachant fustige la proposition de Royllet d’envisager l’O dans un octogone :
N’eft-ce pas un principe dans tous les Arts, qu’il faut aller du plus facile au plus difficile, & du plus fimple au plus compofé ? S’il n’y a point de néceffité que l’Ecolier s’exerce à former des octogones, je conclus qu’il n’y a point de néceffité à démontrer l’O par des octogones ; parce que ce n’eft plus ramener les chofes à leur fource ; mais c’eft un jeu de l’efprit , qui ne vient qu’après coup , & qui ne peut être d’aucune utilité dans la pratique.
Au fond, Glachant expose ici une pédagogie, une manière de concevoir la transmission & de permettre aux Commençants d’entrer dans la pratique. Ce genre de querelle n’est pas propre aux calligraphes… On en retrouve chez les enseignants de toute discipline, mais aussi dans toute l’histoire de l’art, à commencer par les querelles académiques entre Venise & Florence, la primauté du dessin (dessein) sur la couleur &c. L’animosité avec laquelle s’expriment ces prises de positions vaut bien une émission de télé-réalité, vous ne trouvez pas ? En tous cas, je vous souhaite bien des sourires à la lecture de ces livres plein d’engagement & de vie humaine, qui nous permettent de rencontrer l’être caché derrière le papier. Un être vacillant entre générosité & orgueil, entre sagesse & puérilité, entre admiration & envie.
Sources de cette querelle des calligraphes
- L’Art d’écrire, le Moyen d’exceller en cet Art sans Maistre par Alais
Auteur : Alais de Beaulieu, J.-B.. , 1680
- Les nouveaux principes de l’art d’écrire, ou La vraye méthode d’y exceller divisée en deux parties . La premiere par demandes & par réponses. Et la seconde en six tables. Dédiée à monseigneur le premier president du parlement. Par le sieur Royllet, expert ecrivain juré, demeurant à Paris rue de la Verrerie
Auteur : Roillet, Honoré-Sébastien (1699-1767). - Nouveau traité d’écriture , enrichi de plusieurs piéces gravées d’après le chef-d’œuvre de M. Rossignol, où l’on trouve ses démonstrations, selon les principes de M. Alais ; et dans lequel l’on combat de nouveaux principes sur l ‘art d’écrire ; dédié à monseigneur le duc de Chartres, par le sieur Glachant expert-juré, rue Ticquetonne
Auteur : Glachant, François-Michel, 1742
Pour découvrir un article sur un manuel abordant l’anglaise, & tout savoir sur la tecnographie c’est pas ici !